La libre circulation de l'information (Utopie du logiciel libre)

Extrait du livre Utopie du logiciel libre.

Dans la section « L'ethos du Libre » :

Si l'hypocondrie est l'obsession de la circulation des substances, et la fonctionnalité des organes primaires, on pourrait en quelque sorte qualifier l'homme moderne, le cybernéticien, d'hypocondriaque cérébral, obsédé par la circulation absolue des messages.

-- Jean Baudrillard

La libre circulation de l'information

La libre circulation de l'information est la valeur la plus communément associée au combat du Libre, que ce soit par les universitaires ayant étudié le sujet ou par les hackers eux-mêmes. Elle se trouve au cœur de l'activisme libriste tel qu'il s'est développé depuis le début des années 2000, mais elle a des racines culturelles et intellectuelles plus anciennes.

L'influence relative de la cybernétique

Le logiciel libre hérite d'une histoire, qui est celle des pratiques de programmation développées dans le monde universitaire depuis les débuts de l'informatique, mais aussi celle des espoirs de transformation depuis la cybernétique. Largement associée à l'œuvre et à la personnalité du mathématicien Norbert Wiener, la cybernétique est ce que l'on pourrait appeler, faute de mieux, un « mouvement intellectuel ». Elle émerge de la tentative de fédérer autour d'un certain nombre de concepts (information, communication, feedback) des scientifiques venus de désciplines diverses. Elle est historiquement inséparable de la tenue à New York entre 1946 et 1953 des conférences Macy, qui réunirent des chercheurs aussi prestigieux que les mathématiciens John von Neumann et Norbert Wiener, le neurologue Warren McCulloch, l'ingénieur et mathématicien Claude Shannon, le linguiste Roman Jakobson, ou encore les anthropologues Gregory Bateson et Margaret Mead.

La cybernétique a dès sa naissance une vocation interdisciplinaire. Elle confronte ses concepts aux sciences de la vie et aux sciences de l'esprit, aux mathématiques comme aux sciences humaines. Cette ouverture est inséparable d'une volonté d'unification, voire de conquête, puisqu'elle entend « réunir sous un même modèle explicatif les organismes vivants, les machines et la société ». Elle développe pour ce faire un arsenal conceptuel renouvelé et une pratique décomplexée de l'analogie entre homme, animaux et machines. Elle soulève dans les années 1950 l'enthousiasme jusque dans les médias grand public, puis est peu à peu recouverte d'un voile d'indifférence, lorsque apparaissent de nouvelles disciplines comme l'intelligence artificielle, qui lui subtilisent le statut d'avant-garde de la modernité technique est scientifique.

Principal théoricien de la première cybernétique, Norbert Wiener défend dès les années 1940 l'idée selon laquelle le monde peut être compris exclusivement au travers des échanges d'information qui se déroulent en son sein. L'information correspond pour lui à de l'entropie négative, c'est-à-dire à une mesure d'organisation. Elle est constitutive des systèmes sociaux, biologiques et techniques, dont elle exprime la quantité d'ordre. Elle est également le contenu de ce qui est échangé entre ces systèmes et leur environnement à mesure qu'ils s'y adaptent. Pour Wiener, tous les phénomènes du monde visible peuvent ainsi être ramenés à leur composante informationnelle, et la science est fondée à les décrire en ces termes. De cette axiomatique découlent toutes les descriptions caractéristiques de la cybernétique : les machines comme semblables aux êtres vivants e tant qu'elles « représentent des choses d'entropie décroissante au sein d'un système où l'entropie tend à s'accroître » ; la singularité de chaque organisme comme dépendant non d'une « substance qui demeure » mais de « modèles qui se perpétuent » ; la société comme pouvant être « comprise seulement à travers une étude des messages et des « facilités » de communication dont elle dispose ».

Cette vision du monde purement communicationnelle est à l'origine de la conviction politique selon laquelle la libre circulation de l'information est la condition du progrès social. Pour Wiener, transparence et échanges d'information sont, en effet, les moyens d'accroître le degré d'organisation de la société. Ils permettent aussi de mettre à distance antagonismes et conflits. Dans le contexte de l'après-guerre, ils constituent l'antithèse du secret ayant entouré la barbarie nazie et l'antidote au retour d'atrocités comparables. Norbert Wiener dénonce sur ces bases le culte du secret entretenu par l'État américain au temps du maccarthysme et les nombreuses dérives de celui-ci. Il s'élève également contre l'opacité liée au caractère alambiqué de la prose juridique : « Le premier devoir du législateur ou du juge est de formuler des affirmations claires et sans équivoque, afin que non seulement les experts, mais l'homme de la rue puissent les interpréter d'une manière et d'une seule ». Pour Wiener, les échanges informationnels doivent donc être aussi ouverts et fluides que possible. Or, l'information voit sa circulation ralentir lorsqu'elle est transformée en marchandise. Elle devient alors une « chose » pouvant être stockée, au lieu de demeurer le « stade d'un processus continu ». L'extraction de valeur économique à partir de l'information se révèle ainsi contraire à la maximisation de son utilité sociale. Norbert Wiener critique pour cette raison le libéralisme économique, considérant qu'il est en général néfaste d'appliquer aux échanges informationnels le régime juridique de la propriété privée. Une critique semblable est au cœur du propos du Libre. Dès les années 1980, Richard Stallman use d'arguments qui rappellent distinctement ceux de Wiener. Il explique que « l'idée de posséder l'information est nocive », car elle a des conséquences matérielles et morales dommageables. La propriétarisation de l'information mène selon lui à sa sous-utilisation et à de multiples pertes de temps. Elle est un obstacle à l'avancée de la connaissance, qui nécessite de pouvoir « construire à partir du travail des autres ». Elle affaiblit de plus « l'esprit de coopération scientifique » ainsi que le sentiment que chacun a de sa propre autonomie, dans la mesure où elle conduit les gens à habiter des environnements technologiques qui leur sont opaques et étrangers.

Malgré la convergence évidente de leurs discours, Richard Stallman ne fait jamais référence à Wiener. Il affirme ne l'avoir pas lu, reconnaissant tout juste qu'il « a pu être une influence indirecte par l'intermédiaire d'autres personnes du AI Lab, quand il y était ». La filiation entre la cybernétique et le Libre est donc peu évidente pour les libristes eux-mêmes, alors que leur décence de la circulation de l'information devrait rendre ce lien patent.

On peut y voir une de ces facéties dont regorge l'histoire des idées, mais aussi un exemple du caractère souterrain de l'influence exercée par la cybernétique, dont le rôle culturel est assez souvent passé inaperçu.

Au sein du Libre, l'adhésion à la libre circulation de l'information comme valeur se construit donc moins par des voies théoriques — à travers la lecture de Weiner ou d'autres — qu'elle ne découle de la pratique. Dans leur activité de programmation, les hackers découvrent qu'aussi savants et compétents soient-ils, ils ont sans cesse besoin d'avoir accès au travail de leurs pairs pour résoudre les problèmes techniques qui les occupent. Souvent, les droits de propriété intellectuelle (DPI) leur apparaissent ainsi comme des obstacles, qui les ralentissent dans leur travail. Cet intérêt pratique pour les problèmes juridiques a été renforcé par la multiplication des licences libres, dans le sillage de la General Public License. De nouvelles questions se sont de ce fait posées aux hackers. Comment écrire une licence pour un nouveau projet ? Comment en choisir une au sein de l'offre pléthorique existante ? Comment vérifier la compatibilité entre des bouts de code soumis à différentes obligations contractuelles ? Comment adapter une licence écrite dans un pays aux spécificités légales d'un autre ?

Les discussions juridiques en sont ainsi venues à tenir une place de choix au sein des projets de programmation, au point que « le milieu du logiciel libre représente sans doute la plus grande association de juristes amateurs, sur les questions de propriété intellectuelle et de liberté d'expressions, qui ait jamais existé ». Par la pratique, les libristes ont retrouvé l'engagement en faveur de la circulation de l'information un temps associée à la cybernétique. Cet engagement a été étendu à d'autres objets que les logiciels et converti en actions militantes hors du domaine informatique. Cette évolution, dont témoignent nombre de parcours individuels, et aussi celle du Libre en général. Ce dernier a ainsi développé un activisme organisé autour de la défense de la circulation de l'information.

Cet activisme, dont nous présentons ci-après certaines luttes emblématiques, est devenu depuis une quinzaine d'années une composante majeure du Libre. Il a donc contribué à transformer l'utopie de départ. Celle-ci constituait en une multitude de pratiques de création collective, liées à la promotion de certaines valeurs. Il s'agissait fondamentalement de faire des choses autrement, sans se soucier de l'environnement politico-légal, ou en essayant de contourner les obstacles qui pouvaient se dresser sur le chemin. Le copyleft en est l'exemple parfait, lui qui renverse la loi sur le copyright afin d'en utiliser les potentialités insoupçonnées. L'activisme libriste témoigne de quelque chose de différent. Il montre qu'à un certain moment — qu'on peut faire remonter à la fin des années 1990 — la défense des valeurs du Libre a nécessité de s'affronter directement à certains pouvoirs et d'entrer dans le champ de la politique institutionnelle. L'utopie de départ s'est ainsi enrichie, mais elle s'est aussi lestée de nouvelles ambiguïtés.

L'une de ses ambiguïtés doit toutefois être immédiatement dissipée. La libre circulation de l'information telle que l'entendent les libristes n'est pas celle qui est promue par le discours dominant depuis le début des années 1990. Dans la rhétorique de la « société de l'information », elle vient compléter la libre circulation des biens, des services et des capitaux, parachevant le processus de mondialisation. Dans ce cadre, les échanges informationnels sont abordés comme des échanges marchands, l'information étant un actif dont la valeur dépend de sa protection par des droits de propriété intellectuelle. Cette approche [néolibérale] est parfaitement opposée à celle défendue par les libristes qui estiment, dans la lignée de Norbert Wiener, que la propriété sur l'information ne peut être qu'une entrave à son utilité sociale. Les différents combats menés depuis quinze ans — des brevets logiciels jusqu'à Acta — font ressortir cet antagonisme de façon très claire. Le Libre est ainsi devenu une critique en acte de la marchandisation des échanges informationnels, aussi bien à travers des pratiques collaboratives reposant sur le partage de l'information qu'à travers l'activisme déployé contre le renforcement des droits de propriété intellectuelle.

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