Le mythe de la société transparente (Utopie du logiciel libre)

Extrait du livre Utopie du logiciel libre.

Dans la section « L'ethos du Libre » :

Le mythe de la société transparente

Que faut-il entendre par là ? Penser la transparence de la société à elle-même, c'est avoir pour horizon l'abolition de toute séparation entre le public et le privé, ainsi que l'absence de distance entre le réel et les représentations pouvant s'en former dans le langage et dans la pensée. Un monde pleinement transparent est un monde sans secret, sans intimité, sans mensonge, sans équivoque, sans implicite, sans biais liés aux affects et aux croyances des individus. Tout y est à la fois parfaitement visible — les regards se portent partout — et parfaitement lisible — les mots adhèrent aux choses.

Un tel idéal est au cœur de certaines utopies classiques, comme celle imaginée par le moine dominicain Campanella au début du XVIIᵉ siècle. Dans la Cité du soleil, tout artifice est condamné en tant que dissimulation contraire à la (bonne) nature. Les femmes qui voudraient se maquiller s'exposent, par exemple, à des punitions pouvant aller jusqu'à la mort. Toutes les actions individuelles sont par ailleurs exécutées sous le regard de la collectivité, qui règle et contrôle le bon déroulement de tous les aspects de l'existence. La Cité est ainsi purifiée, « parce qu'y sont bannis les coins et recoins invisibles, lieux du vice, du mal, parce que tout doit s'y faire en plein jour, en public ». L'idéal d'une société transparente est donc l'idéal d'une société parfaitement morale, ivre de la contemplation permanente de sa propre vertu. C'est un monde où toute épaisseur a disparu, où les contradictions ont été résorbées, où les institutions politiques ne font jamais problème.

Plus que d'une utopie —du moins au sens où nous entendons ce terme — il s'agit là d'un mythe. Si l'on suit le philosophe Miguel Abensour, ce dernier se définit, en effet, par la construction d'une image, celle d'une société réconciliée et en pleine harmonie avec elle-même. Le mythe charrie ainsi des fantasmes de pureté et de perfection, menace de remplacer l'histoire par la nature et incline au projet déraisonnable de purger l'homme du mal. Il y a par conséquent tout lieu de s'en méfier. Abolir l'ambivalence de l'homme, c'est abolir l'énigmatique liberté humaine ; penser un ordre social exempt de contradictions, c'est penser quelque chose qui n'a jamais existé et n'existera jamais.

Le mythe exerce pourtant une séduction certaine dans la tradition utopique, comme le monde l'exemple de Campanella. Ainsi s'explique sans doute le fait qu'on associe régulièrement l'utopie à une tentation totalitaire, au désir de débarrasser la société de tout ce qui « résiste » d'une manière ou d'une autre. Contre cette réduction au mythe, il faut rappeler avec Miguel Abensour que l'utopie peut être libérée d'une pensée de la réconciliation, dans la mesure où une fois la fiction d'une société parfaite dénoncée, « aucune nécessité logique ne commande de renoncer au projet d'une société, qui lutterait en permanence contre l'inégalité et la domination ».

L'ennui est que l'émancipation par rapport au mythe constitue un travail difficile et toujours à reprendre. Comme le sparadrap du capitaine Haddock, le désir d'une société parfaite est une présence collante dont il semble bien difficile de se débarrasser. Le mythe de la société transparente en est bien la preuve, lui qui revient de façon cyclique, toujours semblable, quoiqu'adossé à des idéaux politiques divers. Il est, par exemple, réapparu sous une forme quelque peu liftée à la fin des années 1990, dans les discours des « gourous » d'Internet, qui présentent alors le cyberespace comme la réalisation de ce que l'intellectuel jésuite Pierre Teilhard de Chardin avait prophétisé au milieu du XXᵉ siècle : l'éclosion d'une « noosphère », stade ultime de l'unification des esprits réalisant la « transparence de la société humaine à elle-même ». Un penseur comme Pierre Lévy se réjouit ainsi de voir émerger grâce à Internet une transparence totale et symétrique, c'est-à-dire s'appliquant à la fois au pouvoir et à ses sujets.

Les demandes de moralisation des affaires et de la vie publique sont une déclinaison atténuée du même mythe. Transparence et moralité ont, en effet, partie liée, puisque la première est classiquement vue comme une condition de la seconde, selon le principe qui veut que les hommes se laissent moins facilement aller au péché dès lors que leurs actions sont exposées au regard de tous. La morale et la transparence ont donc été conjointement promues dans les sphères politiques et économiques à partir des années 1990. Dans ce cadre, la transparence est un objectif dans la mesure où elle est un remède. Pour paraphraser le juriste américain Louis Brandeis, la lumière est vue comme le meilleur des désinfectants. La transparence doit ainsi expurger le corps social de ses dérives morales.

Ce discours est de l'ordre du mythe, parce qu'il occulte la conflictualité sociale. Il fait passer des effets structurels pour des conduites circonstancielles. On dénoncera ainsi l'immortalité de tel homme politique corrompu, en oubliant de s'interroger sur les raisons qui semblent produire ce type de « dérive » avec la régularité d'une horloge suisse. On fustigera les « patrons voyous » et l'opacité comptable des entreprises en faillite, en occultant qu'il est dans la logique même des marchés de céder cycliquement à des emballements spéculatifs. On fera comme si la réussite sociale était affaire de rectitude morale et de mérite personnel, en dissimulant par là les mécanismes de reproduction sociale.

Apparaît ici la fonction idéologique du mythe. En présentant l'image d'une société fondamentalement harmonieuse, seulement troublée par quelques dérives individuelles que la mise en visibilité du corps social saurait tarder à éradiquer, le mythe de la société transparente voile la persistance d'antagonismes entre groupes sociaux. Il exhibe une image trompeuse, tant par ce qu'elle promet que par ce qu'elle omet.

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