Extrait du livre Utopie du logiciel libre.
Dans la section « L'ethos du Libre » :
Les limites de l'accès à l'information
L'engagement du Libre sur les questions de propriété intellectuelle et de libertés en ligne a donc quelque peu transformé l'utopie de départ. Alors qu'il s'agissait à l'origine uniquement de construire des pratiques alternatives, il s'agit désormais aussi de peser sur les décisions politiques pouvant mettre ces pratiques en péril. Cette évolution a permis au Libre de gagner en retentissement et de promouvoir ses valeurs dans de nouvelles arènes. Il est devenu un mouvement installé au cœur des luttes pour le droit à la vie privée et à l'accès à l'information : accès à la culture, au savoir et aux décisions politiques.
Peut-être est-il temps de songer aussi aux limites de ce combat. L'accès à l'information n'implique pas l'égalité de tous devant celle-ci. Disposer d'une information ne signifie pas avoir les compétences individuelles pour lui donner sens, ni avoir les moyens sociaux pour la transformer en levier pour l'action. Le processus d'apprentissage n'est pas réductible à l'accès à un stock d'informations, tandis que la conversion de celle-ci en puissance d'agir dépend de capitaux économiques et culturels très inégalement distribués. L'oublier, c'est sacrifier une vision très pauvre tant du sujet que du monde social. L'accès à l'information n'est pas la recette miracle de l'autonomie individuelle et collective, mais uniquement l'une de ses conditions.
Le Libre lutte ainsi pour qu'Internet tienne sa promesse. Mais celle-ci ne doit être ni exagérée, ni mal interprétée. Il n'est pas question de faire advenir une société parfaitement transparente ou d'éliminer le pouvoir, mais de favoriser l'accès du plus grand nombre à certains moyens nécessaires pour construire des connaissances, contrôler les décisions des gouvernants et élaborer de nouvelles formes d'action collective. Pour que ces moyens soient véritablement mis à profit, il faut plus que des technologies transparentes et un Internet respectueux des libertés individuelles. En ce sens, la politique d'Internet ouvre nécessairement sur des questions politiques générales. L'analyse de l'ethos du Libre montre ainsi tout ce que celui-ci esquisse sans pour l'instant en avoir donné une forme achevée : l'émancipation dans le travail, la construction d'un autre rapport aux technologies et la participation du plus grand nombre à la vie culturelle et politique. Afin que le Libre se montre à la hauteur de son utopie, il doit sans doute continuer à s'ouvrir à d'autres milieux et à d'autres acteurs sociaux. La troisième section de cet ouvrage raconte les débuts de ce processus et ses premières conséquences.