Extrait du livre Utopie du logiciel libre.
Dans la section « L'ethos du Libre » :
Vers qui tourner le Panopticon ?
Le mythe de la société transparente est susceptible d'exercer une certaine fascination dans le milieu du Libre, qui fait de la circulation de l'information l'une de ses principales valeurs. La tournure d'esprit propre aux hackers valorise précisément le fait de rendre les choses — et en premier lieu les technologies — à la fois visible et lisible. Le monde du code informatique est un monde logique, rationnel et d'une grande cohérence interne. Dans l'activité de programmation, ce qui est équivoque est problématique et l'opacité est un obstacle. Il semble ainsi n'y avoir qu'un pas entre la promotion de la transparence technique et l'abandon au mythe de la transparence sociale. Ce pas est pourtant assez rarement franchi par l'activisme libriste, comme j'essaierai de l'argumenter un peu plus loin. Avant cela, il me faut exposer en quoi une certaine exigence de transparence ne se confond pas avec le mythe que je viens d'exposer.
Les critiques de la revendication de transparence présentent souvent celle-ci comme une « entreprise de divulgation tous azimuts », visant à « faire admettre à tous les citoyens du monde que chacun doit savoir tout sur l'autre, sur les autres, que les gouvernements, les organisations et les individus ne doivent plus rien dissimuler ». Ils s'indignent ainsi que les gouvernants soient « victimes de la même dictature de la transparence que celle qui affecte la vie privée des citoyens ». Ce faisant, ils opposent au mythe de la transparence un contre-mythe, qui en est en fait le symétrique parfait, puisque eux non plus ne distinguent pas les exigences relevant de la sphère publique et de la sphère privée. Quand les apôtres de la société transparente se réjouissent qu'Internet abolisse tendanciellement la coupure public-privé sans se demander pourquoi il pourrait être souhaitable de conserver celle-ci, leurs critiques protestent contre la transparence appliquée aux élus, sans se demander en quoi il serait légitime que les décisions d'un État démocratique soient plus visibles que, disons, les pratiques sexuelles d'un individu.
Les pourfendeurs de la transparence emploient en outre les termes « fascisant » ou « totalitaire » avec une verve inversement proportionnelle à leur rigueur. Ils associent la « dictature de la transparence » à un régime policier, inquisitorial et destructeur des libertés individuelles, dont les emblèmes sont le Panopticon de Jeremy Bentham et la figure orwellienne de Big Brother. Ils omettent toutefois de mentionner que la transparence totalitaire n'est pas du tout une transparence généralisée. Elle est au contraire asymétrique en son principe. Dans un État policier, les moindres faits et gestes des citoyens sont scrutés, mais le pouvoir est exercé loin des regards. Le Panopticon, ensemble architectural théorisé par le philosophe utilitariste Jeremy Bentham à la fin du XVIIIᵉ siècle, illustre parfaitement cette logique. Le dispositif est le suivant : une tour centrale est entourée d'un bâtiment circulaire divisé en cellules dans lesquelles la lumière pénètre des deux côtés. Installé dans la tour, un gardien peut observer les occupants de chaque cellule, tandis que ces derniers ignorent s'ils sont épiés ou non. La visibilité fonctionne ainsi comme « un piège », puisqu'une entité centrale jouit de possibilités d'observation illimitées alors qu'elle-même ne peut être vue. Cette configuration asymétrique est évidemment distincte d'une transparence totale. Elle est surtout inverse à une exigence de transparence dont le but est de rendre visible l'exercice du pouvoir.
Cette dernière ambition est en son fondement une exigence démocratique, qui se fait jour en Europe durant la deuxième moitié du XVIIIᵉ siècle. Dans le cadre de la contestation des monarchies absolues, la transparence et la publicité apparaissent comme des antidotes à l'arbitraire du roi et aux croyances obscurantistes. Elles sont ainsi défendues par différents auteurs classiques du libéralisme politique. Jeremy Bentham renverse lui-même la logique de son Panopticon dans plusieurs textes où il fait de la transparence non plus l'instrument du pouvoir, mais celui du contre-pouvoir. La mise en visibilité ne concerne plus alors la vie des sujets, mais le travail des gouvernants, dont les actes et les discours se doivent d'être constamment exposés et soumis au jugement du public. Une telle transparence est, selon le philosophe utilitariste, le seul moyen de garantir l'intégrité des représentants et de prévenir les bas de pouvoir. Elle porte les actions des représentants à la connaissance des citoyens, tout en permettant à ces derniers de faire remonter leurs désirs et leurs suggestions.
Benjamin Constant développe à la même époque des idées similaires, en valorisant le contrôle exercé par l'opinion publique sur les gouvernants, lorsque les actions de ceux-ci sont offertes aux regards de tous. Emmanuel Kant défend quant à lui la publicité des projets politiques, en tant que mise à l'épreuve de leur rationalité et de leur moralité. L'argument kantien tient ici quasiment du bon sens : un projet qui doit être gardé secret sous peine de susciter l'opposition de tous ne saurait être qu'un projet néfaste pour le plus grand nombre. Plus près de nous — et à partir de conceptions politiques différentes — Cornelius Castoriadis a défini la démocratie comme « le devenir vraiment public de la sphère publique/publique ». Il faut entendre par là que, sauf exceptions strictement encadrées, les processus de décision doivent être visibles et ne doivent pas se dérouler dans le secret des couloirs.
La mise en visibilité des lieux de pouvoir est donc en son principe une exigence émancipatrice, qui puise à des traditions politiques allant du libéralisme au socialisme libertaire. Elle ne doit par conséquent être confondue ni avec une revendication de transparence généralisée, ni avec une transparence totalitaire qui cherche à mettre la vie privée des sujets en pleine lumière tout en maintenant l'exercice du pouvoir tout à fait opaque.