Transparence et données personnelles (Utopie du logiciel libre)

Extrait du livre Utopie du logiciel libre.

Dans la section « L'ethos du Libre » :

Transparence et données personnelles

Si l'activisme libriste fait sien l'impératif de transparence, c'est essentiellement, me semble-t-il, au sens qui vient d'être dégagé. Les actions menées témoignent ainsi d'une volonté d'inspiration démocratique de retourner le Panopticon vers les lieux de pouvoir, tout en préservant la sphère privée des regards indiscrets. L'inspiration libertaire du free software le rend attentif à soustraire les individus aux regards inquisiteurs, de l'État comme les entreprises. L'engagement des libristes sur la question des données personnelles fait clairement apparaître ce point.

Depuis l'avènement de l'Internet grand public, le nombre de données en circulation connait une croissance exponentielle, créant ce qu'on appelle les big data. Dans ce contexte, le droit à la vie privée est mis à mal par la profusion d'informations personnelles récoltées en ligne par des entreprises. Un acteur comme Facebook centralise ainsi une quantité considérable de données sur les personnes, sans que celles-ci sachent vraiment comment ces données sont utilisées ou revendues. Les enjeux économiques sont considérables. Une étude américaine de 2012 estime que le marché des données personnelles des Européens pèse 315 milliards de dollars. Les principaux acteurs de ce marché sont les géants de la Silicon Valley (Google, Facebook, Amazon, Apple, etc), dont les business models reposent — dans de diverses proportions — sur la commercialisation à des tiers d'informations sur leurs utilisateurs, essentiellement à des fins de publicité personnalisée.

Les régulations techniques et politiques du phénomène sont pour l'instant faibles. L'Union européenne a proposé en 2012 d'harmoniser les règles protégeant la vie privée sur Internet dans l'ensemble de ses États membres. Le projet, nommé Data Protection Regulation, visait à l'origine à encadrer plus strictement la collecte, l'utilisation et la commercialisation des données personnelles. Il proposait de subordonner tout usage de celles-ci au consentement explicite de l'utilisateur tout en réaffirmant un droit à l'oubli sur Internet. Craignant que de telles régulations nuisent gravement à leurs affaires, les multinationales américaines du Web ont entamé une vigoureuse contre-offensive à Bruxelles, appuyées par l'US Chamber of Commerce. L'une des stratégies employées a consisté à transmettre aux députés européens des amendements favorables à leurs intérêts (revenant notamment sur l'exigence du consentement explicite) et prêts à l'emploi, que certains élus ne semblent pas avoir eu de scrupules à déposer tels quels. Le destin de la directive européenne est néanmoins loin d'être scellé, puisqu'elle ne sera adoptée dans sa forme finale qu'en 2014, pour une entrée en application prévue en 2016.

La Quadrature du Net s'est mobilisée sur cette question en entamant, au printemps 2013, la publication d'une série d'analyses sur les enjeux du projet européen. Le collectif défend un encadrement législatif strict de la collecte des données personnelles, afin de préserver le droit à la vie privée dans le nouveau contexte créé par Internet. Il a rendu publics de très nombreux documents envoyés par les lobbyistes de l'industrie aux députés européens et a une nouvelle fois exhorté les citoyens à contacter directement ceux-ci. Le site de La Quadrature du Net propose notamment un service appelé PiPhone, qui permet à tout chacun d'appeler gratuitement un député de son pays siégeant à la commission « Libertés civiles, justice et affaires intérieures » de l'Union européenne.

La campagne menée par La Quadrature du Net permet de voir très précisément le sens que l'activisme libriste donne à la transparence. D'un côté, il s'agit d'éclairer au maximum les lieux textes législatifs en préparation, voire en publiant des documents allées du pouvoir. De l'autre, il s'agit de préserver la sphère privée du regard des entreprises ou des États. À distance du mythe de transparence sociale, l'activisme lu Libre rappelle ainsi que la visibilité de la sphère publique comme l'opacité de la sphère privée devraient être la norme, et montre comment l'informatique et Internet présentent aussi bien des opportunités que des risques pour l'application de ces principes.

Quitter le mode Zen